La fête de l'Aïd el Kébir
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Tout tourne autour des animaux que les parents achètent bien avant le jour du sacrifice. Les marchés aux bestiaux voient leurs cours augmenter et le cheptel se vendre en quelques semaines. Chaque famille met un point d'honneur à acquérir le plus beau, le plus cornu et le plus puissant bélier ou mouton. Le jour de l'acquisition les parents, accompagnés de leurs enfants surexcités, passent la journée à déambuler parmi les ovins et les bovins, à tâter, à soupeser, à marchander et, finalement, à se rendre acquéreurs de la ou des pauvres bêtes.
Le retour au quartier où réside la famille est généralement triomphal. Les amis et les voisins sont là pour admirer ou envier l'animal, souvent récalcitrant, attaché à une corde, que les enfants tirent à l'unisson. Pendant un mois, toute la famille se passionnera pour les moindres gestes et les moindres cris des pauvres animaux gavés de foin et d'avoine, traînés partout où vont les enfants, et jusque dans la rue. Là, on assiste à de mémorables combats de béliers, qui font la joie des enfants et des adultes. Mais le propriétaire du bélier battu prend la chose au sérieux et se vexe terriblement. Souvent, cependant, les animaux sont à leur aise. Gâtés, gavés, on pousse l'amour que l'on a pour eux jusqu'à tisser des guirlandes multicolores dont on les décore.
Les parents achètent souvent un agneau ou un tout petit veau à bas prix et se mettent à l'engraisser chez eux. Et chaque matin, le père de famille vient soupeser son acquisition pour voir si le régime de paille et d'avoine à outrance lui réussit ou non. Si la bête ne grossit pas, le père se fâche et accuse ses enfants de la malmener en l'exhibant dans les rues et en l'opposant aux moutons des voisins. Il craint quelque amaigrissement subit de l'animal qui ne donnerait alors plus assez de viande. Il en faut le plus possible, car on doit en donner aux pauvres, aux parents et aux amis et surtout en faire une provision que l'on utilisera durant l'hiver.
Ainsi, les parents prennent la chose au sérieux. Mais les enfants vont faire de  même, car ils vont s'habituer aux animaux du sacrifice. Il arrive souvent qu'entre enfants et bêtes dociles s'établisse une amitié dont seuls les petits sont capables. Plus le temps passe et plus l'enfant s'attendrit sur la mort de son compagnon de jeux, qu'il sait proche et inévitable.
Devenu dompteur, en quelque sorte, l'enfant va s'ingénier à apprivoiser son acquisition. Il est courant, dans les villes d'Algérie, de voir des enfants déambuler tranquillement, docilement suivis par leur mouton, leur bouc ou leur veau, sans qu'ils aient besoin de corde ni de bâton. A ce stade, ils en sont terriblement fiers. Entre ces jeux merveilleux et le remords de plus en plus grand qui va contrarier les rêves de l'enfant coupable ou plutôt complice, à ses propres yeux, du futur massacre, la situation demeure ambiguë.

aid el kebir
aid el kebir sacrifice

Mais le jour du sacrifice arrive trop tôt au goût des enfants. Tôt le matin, des cohortes de bouchers, le couteau mis en évidence dans un ceinturon bien astiqué, la hanche arrogante avec le balancement des instruments, parcourent les rues de la ville et s'en vont de maison en maison tuer les moutons et les veaux, selon un rituel bien précis. Le boucher abat l'animal parmi les hurlements des enfants, l'excitation des femmes, qui cachent leur peine en poussant des you-you stridents, et les bêlements pitoyables de la bête dont l'oeil glauque fixe longtemps l'assemblée avant de trépasser.
Mais l'immolation n'est pas aussi rapide. Il y a tout un rite qu'il faut respecter scrupuleusement, sinon l'acte perdra toute sa valeur symbolique et religieuse. Il faut donc que le mouton ou le veau qu'on égorge soit orienté vers la Kaaba, mausolée situé à La Mecque et autour duquel se font les déambulations rituelles lors du pèlerinage musulman. Le tueur doit, alors, prononcer la formule sacrée et consacrée : Au nom du Dieu clément et miséricordieux ! 
Le boucher égorge l'animal parmi les hommes qui crient que Dieu est grand, les femmes qui jubilent, l'encens qui crépite et les fils de la famille qui se désolent d'une perte si cruelle. Le couteau levé, le sang gicle et éclabousse les murs blancs de la maison, mais le sang a, ici, une signification magique, il est le signe de l'abondance et on le laisse jaillir et couler sur le marbre du patio pour bien augurer de l'avenir immédiat.

L'animal une fois tué et dépecé, les femmes entrent en action. Elles coupent la viande, sortent les viscères encore chauds et gélatineux du ventre de l'animal, trient les morceaux selon leur qualité et font griller le foie, le coeur et les rognons, que l'on consomme, traditionnellement, le matin même du sacrifice.
Deux actions magiques sont réalisées. Tout d'abord, la mère de famille coupe la vésicule biliaire et la donne à son fils aîné, qui doit la lancer contre le mur est du patio, où elle se colle d'elle-même et reste là jusqu'à ce qu'elle se dessèche et tombe en poussière, au bout de longs mois. Il s'agit là d'un acte superstitieux que les musulmans orthodoxes désapprouvent mais qu'une tradition séculaire a établi. Ce geste a pour but de faire régner dans chaque famille le bonheur et l'abondance matérielle.
Le deuxième acte superstitieux consiste à jeter de tout petits morceaux de viande grillée dans les recoins de la maison afin d'éloigner les djnoun et d'écarter tout autre maléfice. Tout en le faisant, la mère de famille, car c'est à elle qu'incombe cette tâche, récite des versets coraniques et autres litanies.
Le père de famille, lui, ne reste pas chez lui après le sacrifice. Dès qu'il a fini d'aider le boucher professionnel, il s'empresse de prendre un bain, de mettre ses plus beaux habits et d'aller à la mosquée où a lieu la prière exceptionnelle de l'Aïd-el-Kébir, qui se déroule vers 11 heures du matin. Au déjeuner, on mange, en général, un méchoui succulent et, après la sieste, le père de famille prend une certaine quantité de viande qu'il va offrir à ses parents et amis ou bien qu'il distribue charitablement aux pauvres.
Le reste de la viande est salé, puis séché au soleil, ou bien on le fait cuire pour le conserver dans de l'huile d'olive, à l'intérieur de jarres. Cela constituera les provisions de la famille pendant le dur hiver qui va bientôt arriver.

Cette tradition séculaire sera interrompue durant la lutte de libération nationale, c'est-à-dire pendant la guerre d'Algérie. Dès 1956, le F.L.N avait demandé aux masses algériennes de surseoir à une telle coutume et de ne plus sacrifier de moutons, vu la situation exceptionnelle dans laquelle se trouvait le pays. Il avait aussi recommandé de verser une somme forfaitaire, représentant le prix d'un mouton, le jour de l'Aïd­el-Kébir, afin d'alimenter le fonds de guerre. Le F.L.N. visait, à travers cette exigence, deux buts complémentaires : tout d'abord, mettre à l'épreuve sa popularité auprès du peuple algérien et voir du même coup quel était l'impact de l'organisation et jusqu'où elle pouvait se faire obéir. Il s'agissait donc avant tout de vérifier, après un an de lutte, le degré de discipline d'un peuple qui allait, vraisemblablement subir une guerre longue et meurtrière.
D'un autre côté, le F.L.N. voulait transformer cette fête, qui symbolisait le sacrifice religieux, en un mouvement de solidarité politique. L'argent qui, dans chaque famille, servait habituellement à acheter le mouton devait, alors, être versé au profit du Front, dont les membres avaient été les premiers sacrifiés de la guerre de libération nationale. Ils l'avaient assez prouvé. C'était alors l'époque où les chefs de wilaya eux-mêmes tombaient dans les maquis les armes à la main.
Dès cette date, il n'y eut plus d'Aïd en Algérie ! Les masses algériennes avaient répondu positivement à la requête du F.L.N., qui n'eut pas à faire de pression ni à utiliser l'intimidation. Car chaque Algérien était touché, peu ou prou, par le développement de la guerre. Il eût été alors inopportun de continuer une pratique qui n'avait de place que dans la joie et les chants.

aid el kebir sacrifice
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Bled - Campagne. A la veille de l'insurrection de 1954, trois musulmans sur quatre vivent au bled.
Caïd - Chef de circonscription ou de tribu, il cumule les fonctions de juge, de chef militaire et de percepteur.
Casbah - Mot désignant les parties fortifiées d'une ville et, par extension, les vieux quartiers d'une cité.
Dey - Chef du gouvernement d'Alger sous l'Empire ottoman.
Djebel - Montagne.
Douar - Groupe de tentes. Le mot désigne aussi une circonscription administrative de l'Algérie française.
Fellaga - Partisan de l'armée algérienne.
Fellah - Paysan musulman.
Mechta - Ferme dans les régions montagneuses et, par extension, village.
Ouléma - Docteur de la loi islamique. Les oulémas dotent le territoire de nombreuses associations de bienfaisance.
Pied-noir - Tout comme roumi, ce mot qualifie les Européens d'Algérie. Origines possibles de ce terme: les bottes noires des soldats français de 1830 ou les pieds des colons viticulteurs, noircis après avoir foulé le raisin.

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